CARNETS DE NOTES


" Les vérités et croyances sont à l'existence ce que les feuilles sont au sol d'une
forêt d'automne : balayées au premier souffle et demain mortes! "

GROENLAND 2012 -  Moments choisis

RANDONN..AIR SUR L'ALPE

 J'AIME LA NUIT



Expédition à ski-pulka dans le Schweizerland
Date : 23 mars au 13 avril 2012
Encadrement : feu Ludo Challéat (guide de montagne) – Michael Charavin (guide polaire)

Dossier photos à consulter sur la page "Groenland"

MOMENTS CHOISIS

Voyage

Djiuuu… djiuuu… djiuuu… C’est par ces cris que Hans active ses dix chiens qui, par moments, manquent un peu d’ardeur à la tâche. Le traineau file sereinement et à bonne allure sa route, sur une neige portante qui facilite sa glisse. Par moment, la glace d’un petit lac bien gelé reprend ses droits. Les pattes des chiens n’y trouvant plus guère prise, ceux-ci s’étalent parfois de tout leur corps, ne manquant de peu de se faire écraser par le traineau qui, lui, n’interrompt pas sa course. Quels instants plutôt drôles mais aussi touchants. Hans, il faut le relever, a beaucoup d’égard envers ses protégés leur adressant, toujours à sa manière, quelques mots encourageants. 

Arrêt sur image… ! Est-ce un rêve ? Mais dans quelle réalité suis-je vraiment à l’instant ? Quatre heures auparavant nous quittions enfin le sol d’une Islande qui, balayée par le mauvais temps, nous avait trop longtemps tenus captifs. Ce printemps particulièrement maussade et doux avait également atteint la côte sud-est du Groenland, arrosant copieusement la région de Kulusuk. La neige fondante de la piste de l’aéroport avait achevé de transformer sa terre battue en un bourbier impraticable à tout avion. L’impatience avait donc dû s’effacer devant la raison. D’une certaine façon d’ailleurs, il me plaît à devoir plier face à cette nature qui, fort heureusement, ne s’est pas encore laissé dompter par cette volonté bien occidentale à tout vouloir maitriser et dicter. 

Me voilà donc confortablement allongé sur la luge au milieu d’un paysage enchanteur, conduit pas notre maître d’attelage, Inuit pure souche à n’en pas douter. Le soleil se montre impérial, l’air est serein et il règne une douceur propice à se laisser envahir par un immense sentiment de paix, trop conscient de ces rares moments proprement intemporels. Emmitouflé sous mes couches d’habits, j’ai pour l’heure presque trop chaud. Il faut dire que le trajet s’annonce encore long, près de 60 km, soit environ 6 heures à glisser d’un petit fjord gelé à un autre. Quelques petits cols offrent à Hans l’occasion de démontrer toute sa maîtrise de musher. Les courtes mais abruptes descentes ne manquent d’ailleurs pas de piments. Il s’agit alors de freiner un attelage de près de 300 kg lâché à la poursuite de chiens effrayés, galopant à tout va dans une sorte de course au salut. Dès le replat atteint, le calme revient, Hans peut rallumer sa cigarette, je repars à mes rêveries.

On pourrait se croire revenu à un autre âge, tant notre moyen de transport semble avoir traversé les époques sans vraiment évoluer. Il n’en reste pourtant pas moins parfaitement adapté et efficace dans ces contrées. Je me remémore mes livres et images d’enfance devenues maintenant réalités tangibles. Même Hans, visage buriné et marqué, rayonne de cette innocente douceur. Son sourire est si communicatif que notre inaptitude à converser avec lui n’empêche pas de partager une certaine complicité. 

Soudain je crois percevoir une sorte de sonnerie !?! … Serait-ce la somnolence qui me gagne parfois et qui me jouerait un tour, tant une sonnerie paraît parfaitement incongrue en ces lieux. Ma torpeur est néanmoins brusquement interrompue alors que je perçois une sorte de « allo » sortant de la bouche de Hans. Je n’en crois pas mes yeux ! Il vient de porter à son oreille droite son téléphone mobile … Ma stupéfaction laisse pourtant bien vite place à la résignation. Même jusqu’en ces lieux reculés, la civilisation étend ses tentacules. Et puis, encore une fois, la raison me rappelle que l’aéroport n’est pas encore si éloigné de notre petite caravane. Et qui pourrait encore croire que les Inuits formeraient une communauté encore une peu primitive, aux mœurs épargnées par l’occidentalisation. L’actualité est ma foi, fort différente. Certes, on pratique encore au Groenland la chasse à l’ours et aux phoques avec des méthodes ancestrales, fusil mis à part, mais on vit aujourd’hui dans des maisons tout à fait confortables. Il faut aussi, après avoir fait un détour au distributeur de couronnes danoises, parcourir les comptoirs villageois avec leurs étalages regorgeants de toutes les victuailles et produits derniers cris importés du Danemark, électronique y compris.  

Les heures ont passé, le jour décline, un ultime cri retentit, les chiens s’immobilisent et les traineaux sont déchargés. Nous saluons une dernière fois Hans qui, déjà, reprend sa route avec ses chiens pour gagner Kuummiit, ultime et proche village de cette région isolée. Un fois les traineaux et les scooters à neige hors de notre portée, le silence et le froid reprennent alors leurs droits, bien indifférents aux petites trivialités de douze personnages affairés à monter leur campement, à gérer le réchaud à gaz, à ingurgiter le désormais et quotidien plat du soir « lyophilisé ». La transition, toujours un peu brutale, nous force  alors à trouver nos nouvelles marques, à ranger et à agencer nos mille et une petites affaires, à retrouver nos divers et propres petits rituels. Bientôt nous pouvons apprécier le confort douillet de nos couchages. 


Premiers pas

La pulka a remplacé le traineau alors nous remplaçons désormais les chiens. L’enthousiasme demeure cependant plus mesuré que le leur, alors que la pente accentue son inclinaison. Passage obligé afin de gagner les hauts glaciers du bassin du Karaale, nous prenons effectivement vite de l’altitude, rejoignant le plafond nuageux dans lequel nous nous mélangeons bientôt. Nous poursuivons notre marche un peu anesthésiante dans cet immense jour blanc, dans cette ouate sans repères. Et comment ne pas ressentir une certaine frustration alors que l’on sait le paysage qui nous entoure. Faux plat interminable, col imperceptible, le GPS nous confirme cependant que nous franchissons le passage nous ouvrant les portes de l’immense bassin glaciaire, premier terrain de jeu. La descente est peu marquée mais néanmoins précautionneuse, les crevasses se dissimulant désormais dans le décor. Plus bas nous installons un nouveau camp, aveugle et au milieu de nulle part. 


Lever de rideau

Ce matin, alors que nos têtes émergent de la tente, le soleil donne le ton d’un nouveau spectacle offert tout à fait saisissant. Quel surprenant lever de rideau dans ce décor si majestueux ! Après l’ombre et la froideur toute matinale, les sommets qui nous entourent ont peu à peu laissé filtrer les rayons de l’astre du jour, d’abord caressants, puis bientôt plus ardents.

Nous remontons un glacier secondaire avant d’aborder les premières pentes du sommet convoité. Nous enchainons les conversions, gagnons de l’altitude et gérons nos efforts dans une douceur plutôt inattendue. Il faut franchir un petit collet pour gagner les pentes terminales versant sud. Les skis maintenant sur le dos, il ne me reste que quelques mètres à parcourir avant de gagner une petite brèche qui sépare un piton rocheux du sommet tout proche. Frédéric, qui s’est empressé de l’escalader, se dresse maintenant sur son faîte. Il apparaît alors tel un conquérant, vainqueur d’un espace infini et d’une magnificence à vous couper le souffle. 

Le regard porte sur un vaste horizon dégagé. Vers le nord d’abord, au-delà du massif du Mont Forel, c’est près de 2'000 km de terre glacées et pratiquement inhabitées qui stimulent l’imaginaire. Sensation vertigineuse d’être sur la rive d’une terre infinie, inhospitalière et pourtant si envoutante. Et puis au-delà encore, la banquise, le pôle ….

Vers l’ouest ensuite, on distingue dans la brume, au-delà du fjord Sermilik, la présence de l’inlandsis, immense et désertique calotte glaciaire à l’apparence un peu débonnaire et qui va pourtant culminer en son centre à près de 3'200 mètres d’altitude. 

Vers l’est, au-delà du massif que nous côtoyons, se succèdent la banquise puis la mer du Groenland, l’Islande, la Scandinavie….
Vers le sud enfin, l’horizon infini se perd dans les brumes d’une lumière par trop éblouissante. 

Quel sentiment d’allégresse, quel perception si forte de vivre pleinement ces instants privilégiés. Dans le même temps, comment ne pas prendre conscience de notre si infime et dérisoire existence au milieu d’un univers aussi démesuré. 
Un frisson me parcours le dos. Halte à trop de rêveries.... la montagne reprend maintenant ses droits. Les pentes qui nous entourent, aussi blanches qu’immaculées, attendent maintenant avec impatience que l’on vienne les déflorer. Les spatules de nos skis caressent avec légèreté et douceur une neige bien moelleuse, lui imprimant de tendres et régulières courbes. Le sentiment de liberté est ici très marquant tant nous évoluons seuls au milieu d’un massif rarement visité. Par moments on se sentirait presque voler! 


Aurores boréales

La nuit qui nous enveloppe maintenant sert de toile à l’étrange et envoutante danse des vents solaires venus percuter au-dessus de nos têtes la haute atmosphère. Elle court dans la voute céleste, l’aurore boréale, aux grandes draperies déployées, aux tons verts pâles dominant, dans des circonvolutions improbables et insaisissables, semblant agitées par d’invisibles brises.

Ses feux magiques bientôt cessants je me prends alors à imaginer, lui succédant, l’incommensurable sarabande désordonnée, heureusement invisible tant on en serait aveuglé, de nos communications électroniques à tout va. Elle court à son tour et en tous sens à travers les cieux, l’aurore digitale, immense clameur de tant de conversations, de pensées et de mots échangés, née de cet avide et vain  besoin d’expression et d’existence. Combien entendue et pourtant si peu écoutée ! Drôle de nuit sous la « toile »… ! 

A nouveau le silence assourdissant, à nouveau le froid mordant et l’horizon céleste étincelant. Commence une nouvelle nuit sous les étoiles !

Après un dernier « zip » refermant la porte de notre abri, me voilà confiné sous notre minuscule dôme. Je livre maintenant mon corps à la douceur et à la chaleur de la plume. Rapidement le sommeil m’abandonne à de nouvelles rêveries. Ainsi va la nuit sous la toile ! 


Nomades

Nous cheminions dans un épais brouillard, halant nos pulkas le long d’une pente plus prononcée quand, tout à coup, nous avons émergé des nuées au cœur d’une vaste zone glaciaire et crevassée, entourés de sommets qui projetaient leur ombre toujours plus loin alors que déclinait le soleil vers son couchant. 
Quels contrastes saisissants alors que le regard, toujours en alerte, est subitement subjugué par la découverte de ce qui l’entoure. Nous installons un nouveau camp et, déjà, on parcourt du regard les sommets alentours, devinant les cheminements possibles et les nouvelles pentes à signer de nos skis. 


L’esquif

Notre caravane a repris sa route, remontant le courant du glacier du Karaale, pour atteindre son très vaste bassin amont. Un petit noroît nous cingle le visage sans altérer toutefois mon regard pétri d’enthousiasme. Ce vent de nord, mû par l’anticyclone du Groenland, nous assure le grand beau temps pour la journée. La brise fraîchissant bientôt, il n’en faut pas plus pour décider Mika à extraire la voile de kite de sa pulka et monter son petit attelage. 

Quelques instants plus tard la voile s’élève, virevoltante. L’attelage s’ébranle, d’abord un peu hésitant puis file, plus décidé, au travers du vaste plateau. Petit navire des glaces assez imposant alors qu’il frôle vos spatules, il apparaît bien vite tel un dérisoire esquif, alors qu’il glisse à l’approche des flancs d’un sommet éloigné d’un bon kilomètre. Quel splendide contraste de couleurs, voile orange tournoyante avec, en toile de fond, le chaos des séracs dominés eux-mêmes par le granit chatoyant d’imposantes parois.  


D’un sommet à l’autre

Jour après jour nous alternons les déplacements de camps, ascensions à ski en tout genre, gratifiés la plupart du temps d’une météo très favorable et d’une neige agréable. Belvédère hors pair, le « Ski Peak » nous offre un panorama exceptionnel, le regard embrassant toute la région, notamment vers l’est et l’imposant « Rytterknaegten » ainsi que l’élancement acéré du «Storebror», proche voisin. Le lendemain notre itinéraire croise l’emplacement surprenant d’un unique petit refuge posé là, sur un petit promontoire, on ne sait trop pourquoi. Refuge au confort sommaire dont nous allons profiter pour une nuit.  Nous quittons alors les hauts glaciers pour regagner une vallée secondaire, dévalant une abrupte langue glaciaire. La descente reste toujours assez aventureuse alors que l’on s’escrime à tenir en laisse une lourde et bien trop fugueuse pulka. 

Dans ce vallon encaissé à la très modeste altitude d’une trentaine de mètres, une relative douceur et un climat plus humide ont donné le change à la froideur des glaciers. De rares traces de traineaux trahissent la relative proximité du fjord Sermilik, terrain favorable aux Inuits pour la chasse à l’ours. Tiens.... l’ours blanc, pour un peu, on l’aurait presque relégué dans l’oubli tant l’improbabilité de sa rencontre paraît ici patente, qui plus est, sur les sommets que nous skions chaque jour. Cependant, comme offert à nos yeux en guise de vaccin, le fusil allongé dans la pulka nous administre chaque jour sa piqure de rappel. 

Désormais la conquête des cimes avoisinantes nécessitent de s’affranchir de dénivelés plus importants. Il faut d’abord remonter d’abrupts versants avant d’atteindre quelques vallées secondaires dans lesquelles se vautrent de modestes glaciers. Et puis il faut alors laisser opérer la surprise. Quelques fois des parois infranchissables nous renvoient précocement à nos parties de glisse. Une autre fois s’offre devant nous une plus vaste étendue nous invitant à gravir en son fonds une petite calotte isolée. Ainsi s’enchainent, trois jours durant, de longues cavalcades dont on jouit profitablement jusqu’à ce que nos spatules s’échouent à la porte de nos précaires abris de toile. 

Que t’est-il arrivé, Jean-Marie, silhouette soudain échouée dans la neige ? Immobile après avoir imprimé la pente de ses délicates et gracieuses courbes, reconnaissables entre les autres, tu sembles maintenant manifestement en difficulté ! Un genou qui t’abandonne, une pulka en guise de civière, te voici allongé dans cette tente transformée en abri de samaritain. Désormais, c’est l’attente, la longue attente qui commence … L’appel à l’aide, relayé par la grâce d’un satellite, a été entendu. Le ciel bouché ne permet pas à l’hélicoptère de se porter jusqu’à nous. Il faudra donc patienter jusqu’au lendemain pour qu’un scooter des neiges te prenne en charge et t’achemine, après une longue et pénible chevauchée, jusqu’au plus proche hameau. La machine volante se chargera de la suite. 


Rencontre avec les Inuits

Le dernier campement a été levé, nous avons repris notre route pour regagner la mer. Nous voilà maintenant échoués au milieu d’un fjord englacé, au point précis et convenu par avance comme lieu de rencontre avec les Inuits chargés de nous rapatrier vers Kulusuk.  

Confiance et patience sont les maîtres mots qui s’imposent alors à nous, européens, habitués à fonctionner montre au bras gauche et horaire en main droite. Au Groenland, la météo et la glace décident, les peuplades, quant à elles, s’adaptent. Je ressens l’attente et l’incertitude comme une rare richesse, guettant d’un côté les premiers signes annonciateurs d’un traineau venu nous délivrer et imaginant, tout en même temps, la vacuité d’un horizon nous obligeant à installer un nouveau campement. 

Les chiens n’aboient pas et la caravane trépasse ! Les conditions neigeuses difficiles et un relief escarpé ont retenu les traineaux bien au loin, sur un petit col égaré. Le skidoo a donc pris le relai et, une fois les bagages chargés, nous a offert une grisante partie de ski tracté avant de remonter de longues pentes à l’assaut du col où nous attendent les chiens. La caravane enfin rassemblée, on reprend la route. Biens des kilomètres ont défilés alors que nous entrons dans la « rue principale » du hameau de Kuummiit. 

Nous sommes accueillis par des enfants, d’abord un peu timides comme tous les enfants, puis bien vite plutôt envahissants, conquérants et joueurs. La beauté de leur teint et de leur sourire, parfois un peu édenté, ne me lasse pas. On croise un chasseur remontant la ruelle, harpon sur l’épaule. Un instant plus tard, un skidoo nous double avec, à sa traine, un phoque trépassé et sanguinolent que des chiens affamés convoitent déjà fort bruyamment. Monsieur Boassen, instituteur retraité, nous « ouvre » sa porte pour y partager une collation et plus tard la nuit. Il faut préciser ici que les Inuits n’ont pas pour habitude de fermer leur porte et que l’hospitalité n’a pas la signification charitable qu’on lui attribue dans nos contrées. La rudesse du climat et l’austérité des moyens d’existence ont fait de la solidarité et de l’accueil une règle voire une nécessité d’existence. Simplicité libérée de toutes convenances, nous l’apprécions à sa juste valeur. 

Une fois franchit le seuil d’une sorte de remise encombrée et emplies d’écœurants relents de poisson séchés, nous pénétrons dans l’habitation aussi surchauffée que chaleureuse. Sur un salon d’angle est étendue une adolescente oisive, télécommande à la main, regardant sur un écran plat dernière génération, une série télévisée. Notre hôte, sexagénaire au visage buriné, relève ses e-mails et nous fait part des prévisions météorologiques, ses doigts marquées courant sur le clavier de son portable à la pomme entamée. 

Les murs sont saturés de mille et un objets décoratifs, photos, trophées divers, mais nous restons soudains sans voix alors que notre regard fait face à la grande défense de narval, plus loin à une mâchoire d’ours et à un crâne de morse, autant de témoins de fructueuses campagnes de pêches et de chasse.  

Le lendemain, le voyage se poursuit en hors-bord, la douceur printanière ayant libéré de sa carapace de glace une partie du grand fjord. Nous retrouvons la banquise plus au sud sur laquelle nous sommes déposés et livrés à nous-même. On peut lire quelques légitimes inquiétudes dans le regard de certains, tant la glace qui nous supporte paraît si fine qu’elle aurait tôt fait de nous voir précipités dans l’eau glacée si elle venait à se rompre. D’autre part perdu dans cette anse au milieu de nulle part, une nouvelle attente commence. 

Le soleil est à nouveau très caressant, le silence toujours assourdissant. Il nous est offert un ultime grand moment de paix. Au fond de l’anse règne un certain chaos, la banquise se fracturant en de multiples blocs glacés et enchevêtrés, alors qu’elle semble vouloir se hisser sur le rivage. Soudain, surgit d’entre ces derniers, la meute des chiens haletant et trottant silencieusement, précédent le traineau et son musher. 

Désormais tout n’est plus que contemplation. Adossé aux bagages arrimés sur le traineau, dominant d’une tête mon musher, je me remplis des mille instants qui me sont donnés de vivre. Vallons enneigés et déserts, petits cols ouvrant sur de nouveaux horizons, bientôt la banquise à perte de vue qui court jusqu’à la mer.

Et là, juste au-devant, cette meute trottant inlassablement sur la neige, avec tant d’abnégation et bonheur. Les chiens de tête, les plus aguerris obéissent aux ordres du musher et dirigent l’attelage. Viennent alors les suiveurs, délégués à donner toute leur impressionnante puissance au service de la traction. Comme dans tout groupe, il ne manque pas à l’appel le jeune débutant encore aussi maladroit qu’un peu paresseux et, à l’arrière, le vieux baroudeur fatigué des centaines de kilomètres à son actif et que l’on reconnaît vite à son trait bien trop souvent détendu. Et on n’évite pas les biens naturelles confrontations de voisinage, chaque animal étant absorbé à faire respecter sa place dans la hiérarchie et à la rappeler parfois assez belliqueusement à ses voisins.

Quelques rares et difficiles montées viennent rompre la quiétude de ces paisibles heures de glisse. Sans ralentir leurs courses, les chiens parviennent encore à déposer leurs nauséabonds besoins ou à piquer leur truffe dans la neige pour s’en abreuver. Et malheur à qui viendrait s’attendrir sur leur sort. Ici les chiens restent des chiens, uniquement utiles en hiver à accomplir leur travail de trait. Encombrants et oisifs en été ils sont abandonnés un peu à leur sort. Et une fois l’heure arrivée d’une retraite bien méritée, devenant dès lors trop coûteux et bon à rien, ceux-ci sont simplement abattus. Pour l’heure je vis en communion avec eux, contemplatif de la complicité et du respect que l’on ressent entre ceux-ci et leur maître. 

Nous avons rejoint Kulusuk, partagé une dernière soirée dans une famille, croisé bon nombre de jeunes un peu éméchés autour des rares lieux festifs de cette petit localité, et déjà les préjugés quant aux problèmes d’alcool qui semblent ronger les peuplades Inuits ressurgissent. 

Ce dernier matin pourtant je m’interroge alors que je déambule une dernière fois le long des petites « allées » enneigées de Kulusuk, vaquant à quelques dernières occupations touristiques, buvant ici un café, acquérant au comptoir local quelques derniers souvenirs artisanaux, croisant encore quelques petits groupes discutant autour de cartons de bière. 

Les mêmes problèmes n’existent-ils pas chez nous ? Ne sont-ils pas en recrudescence dans nos jeunesses tant campagnardes que citadines, où l’alcool n’est plus vraiment le dérivatif festif et convivial de temps révolus mais bien plutôt un moyen incontournable sans lequel la fête n’a, semble-t-il, plus possibilité d’être. Bref, sans entrer ici dans un vaste débat sociologique, qui sommes-nous cependant pour juger le mode de vie d’une population groenlandaise que nous prétendons appréhender.  

Dossier photo sous page "Groenland"



VIDEO - RANDONN..AIR SUR L'ALPE

Avec Eric on a déjà chanté ensemble Bach, Brahms, Mozart, Haendel et bien d'autres encore et puis de discussions en discussions, j'ai découvert un passionné d'aviation, plus précisément de vol à voile dont il est un ardent pratiquant. Et puis un jour il m'a parlé de son avion, ou plutôt de son petit avion construit de ses propres mains et c'est ainsi que l'on s'est retrouvé un beau matin à Yverdon-les-Bains devant "sa machine".


D'abord en le découvrant, je me suis demandé si avec cet appareil on allait tondre le gazon de l'aérodrome ....

Plus sérieusement, et pour autant que l'on aie le coeur (ou l'estomac) bien accroché, il m'a alors emmené dans un voyage extraordinaire sur l'Alpe, du Mont-Blanc au Cervin, des Mischabel aux Diablerets par une journée aux lumières parfaites, mieux qu'un rêve, longeant tant de parois, contournant tant de sommets arpentés depuis bientôt 40 ans, mille souvenirs qui ont alors défilés beaucoup trop vite devant mes yeux comme hallucinés.


Aujourd'hui, si mon regard est encore ébloui de ce voyage entre terre et ciel, il ne reste que les images que la mémoire a bien voulu enregistrer dans la mesure de sa disponibilité ..... et quand on oublie la carte de rechange ......... !!!
     








J'aime la nuit .....





Il est 4 heures du matin quand, déjà, nous cheminons d’un pas encore mal assuré le long de l’éperon, deux silhouettes noires parmi le noir, tâtonnant le tracé peu marqué parmi les innombrables blocs. Derrière nous, dans l’abrupt contrebas, la cabane disparaît petit à petit.  De timides rais de lumières fuient encore par quelques fenêtres, mais aussitôt ceux-ci sont absorbés par l’immense gouffre nocturne, un peu comme la matière semble avalée par les trous noirs cosmiques. 


Le faisceau de nos lampes frontales court en tous sens le long de la roche, tentant d’y dévoiler la juste route, un peu comme un chien haletant, trottant de bonheur en avant de son maître et retournant aussitôt à ses côtés s’assurant de sa fidélité. 

Puis bientôt le faisceau heurte la neige du glacier naissant, renvoyant alors un vif éclat à nos pupilles dilatées. Ainsi et s’il le fallait encore, autour de nous la nuit paraît encore un peu plus noire. Maintenant sur le glacier tout devient plus facile, la démarche plus fluide. Nos lampes, comme deux sages lucioles parmi les ténèbres, flairent encore les quelques pièges crevassés s’ouvrant parfois devant nos pas.

J’aime la nuit …. ! Pas vraiment celle du noir, du néant, de la finitude de toute chose, pas celle non plus où nos angoisses profitent de cet immense espace pour nous envahir et torturer nos entrailles. Non, j’aime la nuit qui, d’abord, vous plonge au cœur de l’espace insoupçonné, au cœur de l’univers infini des grands ciels étoilés, face au vertige sidéral de nos si dérisoires existences.

De la nuit il faut ensuite écouter son bruit, les multiples manifestations de son silence si particulier. Au contraire du jour et de ses espaces limités, la nuit porte jusqu’à vous le bruissement d’un ruisseau pourtant lointain, le cri sinistre d’un sérac qui s’effondre sur l’autre versant, les chocs répétés d’une pierre qui chute dans l’abîme, le grondement sourd des torrents qui creusent inlassablement leur lit au fond des vallées.


Enfin la nuit exacerbe tous vos sens, de l’odorat attentif aux moindres senteurs du froid qui court à ces altitudes, de l’ouïe toujours en alerte. Il faut aussi savourer le goût du froid, de la roche glacée ou de la glace figée. Le regard lui, paraît aussi perçant que celui de l’aigle en quête de sa proie, mais devant sa compétence si limitée, l’imaginaire s’y substitue venant alors lui jouer de biens curieux tours. Et puis il faut vivre ce vent frais qui se faufile au travers de votre cou et qui, glissant le long du dos, vous fait tressaillir dans toute votre chair.



Et puis j’aime la nuit, la pleine et vivante, celle où l’on se fond, où nos yeux au repos de ne pouvoir se perdre sur l’extérieur, laissent la place aux voix de nos profondeurs intérieures, de notre âme et de notre imaginaire. La nuit a cette faculté propre de vous révéler à vous-même, de réveiller en vous votre conscience d’être vivant parmi les vivants, humble parmi les humbles. Cette conscience du cœur enfin, si souvent mise en sourdine, cette sorte de sixième sens trop souvent étouffé par nos existences bien trop rationnelles.



Quels moments intenses que ceux vécus à cet instant sur cette fine arête, dans les derniers instants d’une nuit finissante. Le pas est léger, l’esprit limpide, le souffle clair. L’esprit est à la plénitude dans un fort sentiment d’appartenance au monde, en même temps que celui-ci semble tout entier vous appartenir.


L’œil est déjà attentif aux premiers signes du jour qui s’annonce et, ainsi, presque imperceptiblement, le noir s’estompe devant l’aube naissante. La nuit s’efface doucement devant l’aurore qui caresse tendrement l’horizon. Les lieux, dont l’austérité s’amenuise, deviennent moins effrayants, plus familiers.


 
A son tour, l’aube ne résiste guère longtemps et se voit bientôt submergée par le feu d’un nouveau jour qui vient reprendre ses droits. Le ciel, devant l’univers infini, vient alors tirer son écran bleu, donnant la limite à notre regard trop rêveur. Devant nous court l’arête maintenant bien limpide. Alors que le sommet nous appelle de sa belle hauteur, la pente elle, nous rappelle notre pesanteur. Il est temps de rassembler ses pensées un peu égarées comme on rappellerait ses enfants éparpillés. On reprend le pas, on continue la trace, la route, toujours à la poursuite de notre quête !